Guerre et cuisine

Le 11 mai 2011

38 litres de sang dans une cuisine pour une datavisualisation! 25 conflits représentés dans une photo.. sanglante.

Le bilan des violents combats se sont achevés tard dans la nuit, faisant plus de 100 morts d’après les estimations de la Croix-Rouge. Les troupes loyalistes auraient fait de nombreuses victimes, selon les rebelles en déroute. Le chef rebelle avance le chiffre de 250 blessés, ce que nie formellement le gouvernement.

Cette dépêche semble familière. Mieux, elle marche dans toutes les situations. Essayez vous-mêmes et relisez-la avec , , ou .

Alors que l’on tend à juger les conflits au nombre de leurs victimes, le cérémonial dépassionné qui entoure leur comptage rend caduque tout sens des proportions. Pour redonner du sens à ces chiffres, le projet 100 Years of World Cuisine, dont je fais parti, a voulu les recontextualiser en offrant une échelle. Comme nous l’indiquons sur la page de présentation, « ce projet ne cherche pas à remplacer une démarche scientifique, mais à apporter un autre regard, porteur de sens ».

La cuisine reste reste l’endroit où l’on s’attend le moins à voir la violence émerger, au cœur de nos foyers. En plaçant la scène dans cette pièce, la photo renforce l’absurdité de la guerre.

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Cette démarche rejoint la visualisation des morts de la guerre en Irak proposée la semaine dernière sur OWNI.

Une échelle des guerres

Tout au long du projet, la question de la justification des conflits choisis nous a été posée. Pourquoi telle guerre et pas telle autre ?

Loin d’offrir des réponses, le projet vise seulement à s’interroger sur l’importance relative accordée aux différents conflits. La comparaison entre le conflit israélo-palestinien et les guerres du Congo est particulièrement frappante. Le premier a fait un peu plus de 50.000 morts et régulièrement la « une » des journaux. Le second a fait plus de 3 millions de victimes entre la fin des années 1990 et le début des années 2000, mais reste peu couvert.

Un journaliste affirme dans le documentaire Décryptage qu’il y a autant de journalistes à Jérusalem que dans tout le continent africain. Sans être forcément vraie, cette comparaison montre que personne ne hiérarchise les conflits selon le nombre de morts, ou même selon le nombre de morts-kilomètre (une théorie qui affirme que les médias couvrent plus les évènements proches de leur lectorat).

Le traitement des conflits semble être fait de manière arbitraire, laissant toute latitude aux éditeurs et aux utilisateurs pour décider de l’importance à accorder à chaque évènement.

Compter les victimes

Les choix réalisés pour la photo mettent également en évidence la difficulté de compter les victimes et de définir les contours d’un conflit. La guerre du Vietnam a-t-elle durée de 1965 à 1975, comme le considère les Américains, ou de 1946 à 1975, comme le considèrent peut-être certains Vietnamiens ayant subi la guerre avec les Français avant celle des Américains ? Ou bien a-t-elle commencée avec l’occupation japonaise en 1940 ?

Impossible de dater objectivement le début et la fin d’une guerre. L’armistice laisse souvent la place aux pillages et aux échanges de population, comme le montre le très meurtrier exode des populations germanophones installées à l’est de l’Oder. Entre 1944 et 1946, plus de 500 000 Allemands sont morts en fuyant vers l’Ouest, alors que la paix était revenue.

Compter les victimes est également impossible. La guerre empêche souvent d’établir des certificats de décès et les disparus peuvent également avoir fui sans laisser de trace. Les historiens sont obligés de recourir à des estimations plus ou moins précises pour établir un nombre de morts.

Bruce Sharp explique par exemple dans un article comment ont été comptées les victimes du génocide Khmer. Les premiers résultats, menés par le gouvernement suivant le régime de Pol Pot, a interrogé tous les foyers cambodgiens pour arriver à un total de 3 314 768 victimes. Certains historiens ont comparé les recensements pré-génocide avec ceux post-génocide et, compte-tenu de l’accroissement naturel au début de la période, sont capable d’estimer le nombre de personnes ‘manquantes’ en fin de période à 1,7 million. D’autres ont interviewé des survivants, demandant à chaque fois combien de personnes de leur entourage avaient disparu. En faisant la moyenne et en extrapolant à l’échelle du pays, ils arrivent à un total de 1,5 million. Les estimations actuelles tournent, elles, aux alentours de 2 millions de morts. La précision du premier semble totalement fantaisiste au regard des estimations des historiens, qui, n’arrivent pas eux-mêmes à réduire leurs marges d’erreur en deçà de 200 000 victimes.

Cet exemple souligne la nécessité de porter un regard critique envers les chiffres diffusés lors de catastrophes majeures. La rapidité avec laquelle sont relayées les dépêches chiffrées, sans analyse minutieuse de l’origine des calculs avancés, ne font que renforcer l’absurdité des communiqués laconiques lors desquels le présentateur nous annonce le nombre de victimes.

100 Years of World Cuisine est un projet de Clara Kayser-Bril, Nicolas Kayser-Bril et Marion Kotlarski.

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