Andrew Keen: la visibilité dans les médias sociaux est un piège

Le 29 novembre 2010

L'Antechrist de la silicon Valley, tel qu'il se surnomme lui-même, Andrew Keen sort un nouvel opus : Digital Vertigo. Cette fois-ci il y est question des réseaux sociaux et du mirage de la sur-visibilité qu'ils peuvent générer.

On ne rencontre pas tous les jours l’Antéchrist, fût-il modestement celui de la Silicon Valley. Aussi éprouve-t-on quelque déception à ne pas sentir l’haleine soufrée du startupeur défroqué lorsqu’on écoute Andrew Keen développer posément les arguments de son prochain livre, Digital Vertigo, dans l’appartement-témoin high-tech du siège de Microsoft France.

Mon premier livre était une grenade dégoupillée, prévient-il. J’ai essayé de m’aliéner autant de personnes que possible. Dans ce nouveau livre, j’ai essayé d’être plus nuancé. Mais je reste un polémiste.

Le premier livre en question, c’était Le Culte de l’amateur, subtilement sous-titré «comment Internet tue notre culture».

Il y accusait le Web participatif d’ensevelir la vérité sous des tombereaux de médiocrité et d’insignifiance et de menacer l’économie culturelle en postulant la gratuité universelle des contenus. Y dénonçait l’illusion du paradoxe (apocryphe) de Huxley (biologiste surnommé «le bouledogue de Darwin» et grand-père de l’écrivain) selon lequel un nombre infini de singes qui taperaient assez longtemps sur le clavier d’une machine à écrire finirait statistiquement par écrire l’œuvre complète de Shakespeare ou au moins une bonne émission de télévision. Voyait dans la population internaute un ramassis d’«adolescents hypersexués, voleurs d’identités, joueurs compulsifs et accros de tout acabit». Et assimilait le «grand mouvement utopiste» du Web 2.0 à la «société communiste» dans le magazine néocons The Weekly Standard, où l’on devine que ce n’est pas un compliment.

Défendre le secret, l’oubli et l’intimité”

Avec Digital Vertigo: Anxiety, Loneliness and Inequality in the Social Media Age (anxiété, solitude et inégalité au temps des médias sociaux), Keen creuse sa plaie en s’intéressant à Facebook, à Twitter, bien sûr, mais aussi de l’ensemble du Web qui, d’une façon ou d’une autre est devenu «social»: la recherche d’informations, la consommation (Groupon) et même, avec Facebook Messages, celui du courrier que vous devez lire.

On connait la blague d’Al Gore qui aurait inventé Internet. Mais dans un sens, Foucault et Baudrillard ont inventé la culture Internet avant qu’Internet n’existe avec la démocratisation de la culture.

De fait, dans Surveiller et punir, Michel Foucault reprend le modèle du panoptique de Bentham pour conclure «la pleine lumière et le regard d’un surveillant captent mieux que l’ombre, qui finalement protégeait. La visibilité est un piège.» «Visibility is a trap», répète à l’envi Andrew Keen. C’est encore plus vrai à l’ère du narcissime facilité par les outils sociaux, explique-t-il: «l’orthodoxie du Web parle d’ouverture, de transparence. Je veux défendre le secret, l’oubli et l’intimité.»

Rien de plus antisocial, à l’entendre, que le Web social: «On utilise les médias sociaux en poursuivant des objectifs totalement individualistes», dit-il, en reprenant une phrase du fondateur du «Facebook professionnel» LinkedIn, «votre avenir est déterminé par votre réseau»: on serait passé de la production industrielle à la production personnelle, stade ultime du darwinisme capitaliste dans lequel chacun doit vendre sa «marque» pour survivre.

De nouveaux patrons

Et comme dans Le Capital, il y aurait une accumulation primitive de la notoriété, quelques noms concentrant des millions de «followers» qui quémandent leur part de lumière.

Et les personnes qui s’enrichissent forment une nouvelle élite de l’économie de la connaissance, ceux qui créent les services qui permettent cette expression personnelle.

Dès lors, les nouveaux “patrons” sont «ceux qui contrôlent les moyens d’expression et non plus les moyens de production.»


Le problème, selon Keen, est qu’aux yeux de beaucoup (par exemple Clay Shirky), les médias sociaux sont devenu la solution à tous les problèmes:

Je suis plutôt de gauche politiquement mais je n’arrive pas à croire que les réseaux sociaux puissent lutter contre la pauvreté. Les réseaux sociaux n’apportent aucune solution aux problèmes fondamentaux, de la même façon que l’autopartage ne résoud pas les problèmes de pollution. Les seuls emplois qu’aient créé les médias sociaux sont des boulots de spécialiste des médias sociaux et de consultants.

Crédits photos cc FlickR : sean|mundy, ae-j, Stéfan.

Article initialement publié sur le Bac à sable.


Laisser un commentaire

Derniers articles publiés