Netflix ne tuera pas Internet

Le 9 novembre 2010

L'avenir des réseaux suscite inquiétude et agitation outre-Atlantique. Pourtant, il fait plutôt bon naviguer par chez nous. Enfin, pour le moment. Jusqu'à l'Internet à deux vitesses?

“Netflix va-t-il détruire Internet ?” C’est en ces termes que Slate.com s’est fait l’écho d’une récente étude abordant “l’ensemble des phénomènes Internet” observables à l’automne 2010. Et plus précisément de l’un des points forts relevés par le rapport, à savoir la consommation en bande passante du site américain Netflix, également à la Une de nombreux autres sites spécialisés outre-Atlantique, dont Wired et PCMag.

Netflix, initialement fondé sur la location et l’envoi de DVD par voie postale, propose également aux internautes nord-américains de regarder films et séries télé en streaming. Une fonctionnalité qui consommerait, pendant les horaires de prime-time (entre 20h et 22h), jusqu’à 20 % de la bande passante disponible sur le réseau fixe des États-Unis. Le tout, comme s’en étonne Farhad Manjoo de Slate, avec moins de 2% (1,8 %) des abonnés à Netflix connectés. Plus que gourmand, le site serait un glouton, un bouffe-tout, un gouffre à bande passante qui pousse le journaliste à s’interroger:

Que se produira-t-il quand de plus en plus de Netflixers regarderont des films durant les pics d’activité ?

Interrogation qui laisse présager le pire: congestion du réseau… voire éventuelle implosion.

Une “double poisse pour les fournisseurs de service”

Si l’idée d’un potentiel effondrement d’Internet, ou tout autre scénario catastrophe du genre, est toujours empreinte d’un effet dramatique assez lourdingue, l’impact effectif de Netflix sur les réseaux mérite néanmoins d’être abordé. L’importance relative de la part engloutie par ce site est en effet considérable, si ce n’est “incroyable”, comme l’avance Slate. Ces fameux un cinquième du trafic américain font figure de mastodonte face à la consommation d’autres sites de streaming, pourtant loin d’être des petits joueurs. Ainsi, toujours selon l’étude, YouTube n’absorberait que 9,85% du trafic lors des pics d’activité, le site de partage peer-to-peer BitTorrent 8,39%; Flash Video, 6,14%. De l’autre côté de l’Atlantique, le streaming vidéo est loin d’atteindre les mêmes proportions, le trafic étant toujours dominé par les navigateurs web monopolisant près de 45% du trafic.

Que signifie concrètement la prédominance du seul Netflix sur le réseau américain ?

Pour Sandvine, entreprise à l’origine de l’étude, elle constitue d’abord une menace à l’adresse des opérateurs : “pour les fournisseurs de service, c’est une double poisse: non seulement ils perdent des revenus face ces offres excessives [les opérateurs américains étant également des acteurs du câble, ndlr], mais ils perdent aussi des capacités de réseau en délivrant ces services.”

Du côté des internautes, c’est la pérennité de nos habitudes qui est questionnée: pourra-t-on encore regarder une vidéo sur YouTube sans souffrir d’une dégradation du service ? Consulter nos emails avec la même aisance qu’aujourd’hui ? Certains l’affirment,

La demande en données suscitées par Netflix pourrait bientôt devenir suffisante pour complétement crasher Internet.

D’autres se montrent plus prudents: ainsi Slate, qui, tout en ne condamnant pas clairement le réseau à une mort certaine, dresse néanmoins le portrait d’un avenir réticulaire sombre, grevé par “un haut-débit américain minable”.

Le cocktail idéal pour créer un argument anti-neutralité

Une version progressivement dégradée d’Internet, des opérateurs lésés par un site de streaming vidéo trop vorace en bande-passante… Bingo ! Voici le cocktail idéal pour donner aux opérateurs un argument en faveur d’une gestion des réseaux . Et de taille ! Puisqu’un unique site est une menace pour l’intégrité de tout un réseau régional, risquant en premier lieu de léser les usagers, quoi de plus légitime que d’en limiter l’activité ? Et de réclamer, au passage, une part substantielle des revenus de ce service en ligne, histoire que celui-ci finance également les opérations de maintenance des tuyaux qu’il a bouché. Non mais.

Ce genre d’argumentaire, dressé ici à grands traits, est régulièrement rabâché par les opérateurs engagés dans le débat sur la neutralité des réseaux. Orange, Bouygues en France; Comcast, Verizon, ATT aux États-Unis -pour ne citer qu’eux. Et il est vrai qu’on serait bien tenté d’y adhérer vu l’ampleur des chiffres avancés par l’étude en question. Mais avant de se laisser séduire par les nombres et l’interprétation qui en est donnée, pour mieux jouer les Cassandre, certains sites auraient bien fait de se pencher sur deux aspects en particulier.

La provenance d’abord. Ce que Slate, Wired et d’autres ne disent pas, ou trop peu, c’est que la firme à l’origine du rapport a la particularité de compter parmi ses clients des opérateurs. Sandvine est un équipementier qui offre des “solutions de contrôle de politique du réseau”; en clair, l’entreprise aide les FAI à mieux gérer le trafic dans leurs tuyaux avec une multitude d’outils, dont certains visent à réguler les échanges en peer-to-peer (l’opérateur historique américain Comcast, dans la célèbre affaire l’opposant à la FCC, a d’ailleurs été suspecté d’utiliser cette technologie pour brider les échanges sur BitTorrent), d’autres à “gérer l’encombrement du réseau”. Autrement dit, sans verser dans une suspicion complotiste malvenue, cette étude n’est évidemment pas neutre. Et s’ils sont exacts, Netflix ayant refusé de nous communiquer leurs propres mesures, nous empêchant ainsi d’établir un comparatif, ces chiffres restent le fruit de l’examen “d’un échantillon représentatif des fournisseurs de données sur fixe et mobile”. Et Sandvine de compléter qu’une telle analyse “a été rendu possible par la participation volontaire de [ses] clients”.

“L’Internet résistera à tout, sauf à la bêtise humaine”

Mais sans vérifier l’orientation d’une telle étude, les sites américains auraient tout aussi bien pu se tourner vers une autre expertise, afin de confirmer, ou d’infirmer, l’appauvrissement en bande passante du réseau nord américain, pour mieux en évaluer les implications. C’est d’ailleurs ce qu’a fait Fortune, qui est allé à la rencontre de Tom Leighton, professeur au MIT et co-fondateur d’Akamai, entreprise dont la technologie permet d’éviter la congestion des réseaux en rapprochant le contenu des utilisateurs via des milliers de serveurs disséminés à travers le monde, et dont Netflix était jusqu’à récemment un client. S’il reconnaît la croissance rapide de la vidéo, Tom Leighton estime qu’il y a de la marge:

Il y a des tonnes de capacité sur les bords du réseau… beaucoup de capacité dans le dernier kilomètre qui mène à votre foyer.

Autrement dit, à condition que Netflix répartisse son contenu de façon intelligente et décentrée, ses besoins en bande passante n’impacteraient pas les usagers.

C’est également dans ce sens qu’abonde Jean-Michel Planche, président et co-fondateur de Witbe (1), pour qui l’annonce d’une destruction d’Internet par Netflix ne relève que de velléités “racoleuses”. “Certaines firmes de gestion de réseau veulent faire croire que la seule issue est la congestion des réseaux, mais il y a d’autres scénarios”, avance-t-il. Notamment celui proposé par Tom Leighton, à savoir l’investissement de Netflix dans les infrastructures: “Tout le monde doit participer à un Internet de la meilleure qualité possible. Les opérateurs doivent améliorer sans cesse leurs infrastructures, jusqu’à l’abonné. Mais cela concerne aussi les distributeurs comme Netflix, explique l’entrepreneur, qui peuvent aider en décentralisant leurs contenus au plus proche possible des utilisateurs.

Et si demain Netflix venait à représenter 90% du trafic ? Alors oui, “les infrastructures seraient engorgées et ne laisseraient qu’une part congrue aux applications sensibles telles que la VoIP, les applications temps réelles et tous les services importants qui utilisent Internet comme réseau de transmission”, explique encore Jean-Michel Planche. Un constat que dresse aussi Laurent Toutain, maitre de conférences à Telecom Bretagne, qui estime qu’en cas de congestion trop forte, “le temps de téléchargement d’autres flux vidéo, comme Youtube, pourrait se voir allongé, ainsi que les transferts de fichiers.” Mais ce n’est en aucun cas annonciateur d’un doomsday de l’Internet. “On parle de problème de croissance depuis des années, s’emporte Jean-Michel Planche. Pourtant, on sait qu’Internet survit à la destruction quasi-totale des infrastructures qui le sous tend. L’Internet résistera à tout, sauf à la bêtise humaine.

(1) Witbe est un éditeur de solutions de monitoring des réseaux Internet / Intranet et des services avancés (4Play)

Netflix; CC: wheresmysocks, montage Owni à partir de Epson291

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